Crédits photo: The Chief, Esther Calixte-Béa, 2021
Elles sont poussées à le cacher, le détester, s’en débarrasser. Le poil, chez les femmes, est encore largement associé à une négation de la féminité. Les artistes visuelles montréalaises Esther Calixte-Béa et Charlie Bourdeau ont toutes deux cessé de se plier au diktat de l’épilation. Plongeon dans l’univers subversif de ces femmes qui célèbrent une beauté féminine tournant le dos à la cire et aux rasoirs.
« Le poil, c’était rendu toute ma vie », raconte en entretien avec Le Culte l’artiste multidisciplinaire et activiste Esther Calixte-Béa. Elle se remémore l’époque où elle s’épilait encore, une pratique qui lui causait des souffrances physiques et émotionnelles.
En tant que femme noire pourvue d’une forte pilosité, celle qui est aussi connue sous le nom de Queen Esie dit avoir énormément souffert de ne pas s’être reconnue dans les arts et les médias. Ce manque a été invisibilisant et aliénant pour elle. « J’aurais aimé avoir des gens à regarder, qui me ressemblent, parce que je ne me serais pas sentie comme si j’étais différente », confie-t-elle.
À défaut de ne pas avoir de modèles positifs de femmes noires et poilues, elle en est devenue un pour les autres.
C’est en 2019 que la diplômée de l’Université Concordia au baccalauréat en arts visuels crée le projet Lavande, une série photo à travers laquelle elle dévoile pour la première fois le poil sur sa poitrine. Ce projet marque un tournant dans sa vie. Depuis cette sortie du placard en tant que femme portant fièrement le poil, ce dernier se taille une place centrale dans ses œuvres.
Projet Lavande, Esther Calixte-Béa, 2019
Quelque temps après la publication du projet, elle reçoit un appel de sa tante, basée en Côte d’Ivoire. Celle-ci lui apprend qu’Esther est une descendante de la tribu des Wés, où les femmes auraient elles aussi une forte pilosité, d’ailleurs célébrée au sein de la communauté. Le poil « était vu comme quelque chose de beau dans le temps de mon arrière-arrière-grand-mère », se réjouit l’artiste. Elle explique que cette information a été fondamentale dans son cheminement vers l’acceptation de sa pilosité : « Ça fait partie de moi, de mes ancêtres et de mon identité aujourd’hui. »
C’est à la suite de cette révélation qu’elle lance en 2021 sa première exposition solo, Création d’un monde éthéré, où l’imaginaire se mêle à l’autobiographie. Elle y pense une communauté, les Fyétes Souhou-te, où la pilosité des femmes est normalisée et fait partie intégrante de leur féminité.
Hair Rite, Esther Calixte-Béa, 2020
Esther Calixte-Béa s’affiche fièrement en tant que body hair activist. Pour elle, le fait de laisser pousser le poil sur son corps est un geste politique : « Quand je sors, chaque jour, je sors aussi pour les autres », dit-elle avec fierté, un sourire en coin.
L’art comme vecteur de sensibilisation
Ayant elle aussi longtemps souffert du diktat de l’épilation féminine, l’artiste autodidacte montréalaise Charlie Bourdeau ne se rase plus depuis maintenant quatre ans. Lorsqu’elle s’est lancée en illustration il y a trois ans, le poil y a naturellement trouvé sa place : son art, explique-t-elle, se « fait en parallèle » avec ce qu’elle vit.
L’artiste s’efforce de briser les tabous en mettant en valeur des corps féminins qui ne rencontrent pas les standards de beauté occidentaux. Ses œuvres montrent des corps de femmes grosses, poilues, avec des vergetures et dont les seins pendent.
Spring Queen No.2, Charlie Bourdeau, 2021
L’art permet à Charlie Bourdeau de créer la représentation dont elle a été privée en grandissant : « Si je peux être un exemple pour des gens aujourd’hui, ça fait toute la différence. C’est pour ça que je fais mon art, pour donner des modèles positifs à d’autres personnes. »
Les revendications politiques autour des diversités corporelle et sexuelle ne s’arrêtent pas là pour l’illustratrice queer et non monogame. Elle s’efforce aussi de sensibiliser les gens à travers des vidéos éducatives sur la sexualité qu’elle publie sur Instagram. Durant la pandémie, elle crée également le balado érotique Oui.e, bâti autour de l’inclusivité et du consentement, aux côtés de Catherine Jeanne-D’Arc, comédien·ne, musicien·ne, auteurice et drag kinggenderfluid. « On ne peut pas changer le monde, mais on peut aider les gens autour de soi à avoir des prises de conscience au quotidien », déclare Charlie Boudreau.
Un vent de changement?
Les deux artistes visuelles s’entendent sur le fait que la diversité corporelle et la représentation de la pilosité féminine manquent à l’art québécois. Audrey Laurin, détentrice d’un doctorat en histoire de l’art, est du même avis. « Au Québec, dans la communauté artistique, on a été un peu lents à avoir de la diversité corporelle », avance-t-elle.
L’experte rappelle que la question de la représentation du corps n’a pas historiquement occupé le monde de l’art contemporain québécois. Ce serait notamment en raison de subventions qui, traditionnellement, n’auraient pas privilégié ce type d’art. De plus, les premières femmes artistes qui ont travaillé sur le corps féminin au Québec – entre autres avec la performance au tournant des années 2000 – étaient principalement blanches et minces.
« Ce qui arrive, à ce moment-là, c’est que ça n’encourage pas vraiment les gens qui ont un corps différent à faire ce genre de pratiques », explique-t-elle. « C’est ça, l’importance de la visibilité : si tu n’y as pas accès, si tu ne te vois pas représentée, tu te dis que tu ne peux pas le faire. »
Bien que les choses changent dans le paysage artistique québécois en matière de diversité corporelle, Audrey Laurin insiste sur le fait qu’elles « changent lentement ». Les tendances artistiques peuvent s’étendre sur plusieurs générations avant de prendre forme de façon concrète ; il faut donc s’armer de patience. En attendant, des artistes comme Esther Calixte-Béa et Charlie Bourdeau continuent d’aller à contre-poil en célébrant la beauté féminine sous toutes ses formes et ses couleurs.
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