Qu’ont en commun un garçon fringant et un État sur le bord de l’effondrement? Beaucoup plus que l’on pourrait imaginer. C’est ce que nous apprend la pièce Moi, dans les ruines rouges du siècle, présentée chez Duceppe depuis le 29 février.
Le spectacle débute avec tous les comédiens et comédiennes debout en arrière-scène. Un homme vient s’insérer dans leur rang. Il regarde à sa gauche, puis à sa droite. Tous et toutes lui offrent un sourire rassurant. Il inspire, expire, puis s’avance dans la lumière.
« Bonsoir, je m’appelle Sasha, dit-il. L’histoire que vous allez entendre, je ne sais pas pourquoi je la raconte. Peut-être d’ailleurs que je ne la raconte pas vraiment, peut-être que c’est elle qui se raconte malgré moi. C’est l’histoire d’une vie qui se raconte à travers moi. Et cette vie, c’est la mienne. »
L’action se déroule en Ukraine soviétique entre les années 1970 et 1990. Sasha, c’est Sasha Samar, un Québécois d’origine ukrainienne. À l’âge de trois ans, il est kidnappé par son père, Vassili (interprété par Jean Maheux), qui ne peut supporter de le voir que quelques mois par année. Ensemble, ils voyagent en train, visitent des usines et regardent la télévision. Ils déménagent souvent, aussi.
À sept ans, Sasha apprend la vérité et ne souhaite qu’une chose: revoir sa mère. La désillusion du jeune homme, qui réalise peu à peu que sa mère l’a abandonné, s’entremêle avec celle de sa patrie qui, elle aussi, délaisse ses idéaux pour entrer dans la modernité.
Écrite et mise en scène par Olivier Kemeid, la pièce comporte quelques longueurs, mais traverse tous les événements qui ont marqué l’effondrement de l’URSS, de la mission lunaire de Youri Gagarine en passant par la Série du siècle au hockey.
Sasha Samar joue son propre rôle avec une aisance désarmante. De l’enfant surexcité à l’adulte lucide, il modifie habillement son langage corporel, sa voix et ses expressions faciales pour refléter sa personnalité à différentes étapes de sa vie.
Derrière le rideau de fer
La vaste scène du Duceppe est sobrement habillée, avec quelques meubles placés de part et d’autre, évoquant la modestie typique d’un appartement de l’époque communiste. Le centre de la scène est complètement dégagé, ce qui permet aux comédiens et aux comédiennes d’occuper l’espace pour livrer des monologues.
Les jeux de lumière compensent efficacement le manque de décors. Lorsque Ludmilla (interprétée par Sophie Cadieux), la copine de Sasha de l’époque, se présente seule sur scène pour nous raconter l’explosion de Tchernobyl, le projecteur qui l’éclaire s’élargit progressivement pour déborder sur tout ce qui l’entoure, un rappel de l’impact meurtrier de la tragédie sur le peuple soviétique.
Jeune adulte, Sasha fait des études à l’Institut d’État de l’art du théâtre et du cinéma de Kiev. Il souhaite devenir un acteur célèbre pour que sa mère puisse le reconnaître à la télévision. Puis, les drames s’enchaînent. À son retour, il apprend que Ludmilla est sur le point d’épouser Anton (interprété par Geoffroy Gaquère), un ami acteur spécialisé en interprétation de Lénine, mais dont les opportunités de travail se font de plus en plus rares puisque ce dernier n’a plus la cote. Son père, qui a participé à l’opération de nettoyage de la centrale Tchernobyl, meurt d’un cancer du sang. Deux mois plus tard, l’URSS s’effondre et l’Ukraine devient indépendante.
Ce n’est que vers la fin de la pièce que Sasha parvient à retrouver sa mère en Serbie. Il la prend longuement dans ses bras. Après avoir grandi dans un pays qui tombe en ruine, il comprend maintenant un peu mieux son désespoir. Dans la salle, le public retient son souffle de peur de les déranger. Il s’agit d’un des rares moments attendrissants du spectacle.
Si la pièce comprend son lot de moments comiques – comme lorsque Sophie Cadieux, en Nadia Comaneci, quitte la scène en effectuant des grands jetés – plusieurs ont quitté leur siège les yeux mouillés de larmes. Lors de la scène finale, Sasha aborde brièvement son immigration au Canada. Il dévoile qu’il a épousé une femme, Lesya, et qu’ensemble, ils ont eu un fils, Vlace, né au Québec. Aujourd’hui, « tous les trois vivent à Montréal… Ensemble ».
Moi, dans les ruines rouges du siècle sera présentée au théâtre Duceppe jusqu’au 30 mars 2024.
Crédit photo : Denis Taillon
Comments