Il est d’abord difficile de marier l’idée de la personne ayant réalisé des œuvres aussi sombres que les siennes avec celle de l’interlocutrice, chaleureuse et pleine d’humour, qui se trouve à l’autre bout du fil. La confusion est de courte durée. En une poignée de minutes, Anne Émond brosse le portrait de sa carrière, de l’état du cinéma et des troubles de la société avec une clairvoyance surprenante. Impossible, alors, d’oublier que l’on s’adresse à la fine observatrice qui, film après film, nous rappelle à quel point nous sommes humains.
« Ce qui m’attire, ce sont les films à propos de gens qui cherchent leur place dans le monde », affirme Anne Émond. Celle qui a écrit et réalisé quatre longs-métrages cite Nelly (2016), sa lecture fictive de la vie de l’écrivaine Nelly Arcan et Les êtres chers (2015), une touchante tapisserie familiale, comme ses opus qui capturent le mieux cette idée. Tout comme celui de son premier film, Nuit #1, sorti en 2011, le ton de ces deux productions est introspectif. « Mais Jeune Juliette aussi, dans le fond », complète-t-elle après réflexion, faisant référence à son plus récent et léger film, qui suit une attachante adolescente en surpoids alors qu’elle navigue dans les difficultés liées au passage à l’âge adulte.
« J’aimerais être plus constante », confie d’emblée la cinéaste qui a touché au drame familial, à la comédie et au récit biographique depuis son arrivée à l’avant-scène du cinéma québécois, il y a un peu moins de dix ans. « J’admire les réalisateurs qui sont constants; ceux [qui font des films où] tu peux voir une image et savoir tout de suite: « Ah, c’est Wes Anderson », par exemple », explique-t-elle.
Il lui est difficile de s’imaginer un monde dans lequel elle se consacre à un seul style: « Je suis curieuse de nature; pas que ces réalisateurs-là ne soient pas curieux, mais ça ne fonctionnerait pas avec ma personnalité ». La sensibilité humaine frappante qu’elle injecte à ses projets lui permet de valser habilement entre les différents genres, le tout formant une œuvre éclectique, mais reconnaissable. Sa curiosité l’entraîne à présent vers un style en pleine métamorphose : sans trop détailler, Anne Émond mentionne qu’elle écrit un scénario qui gravite vers l’horreur.
Pour la native de Saint-Roch-des-Aulnaies, tout commence à l’âge de 15 ans, lorsqu’elle visionne le film Trainspotting, de Danny Boyle. Immédiatement sous le charme du cinéma d’auteur, elle se plonge dans l’univers du septième art en poursuivant ses études au cégep puis à l’université, choisissant l’UQAM et son baccalauréat en cinéma. Introvertie assumée, la cinéaste de 38 ans plaisante qu’elle se verrait bien s’isoler du monde dans son grenier pour écrire toute la journée, « comme Emily Dickinson ». Elle admet d’ailleurs préférer l’étape du scénario à celle du tournage : « J’aime aussi filmer, les plans de caméra, tout ça, mais l’écriture, c’est là où j’ai mes meilleurs highs créatifs. » L’étape de la réalisation est pleine de défis, mais nécessaire « pour raconter l’histoire [qu’elle] veut raconter de la bonne manière ».
Anne Émond voit le temps passé depuis la parution de son premier film, Nuit #1, en 2011, comme un « très, très beau dix ans ». « J’ai foncé tête baissée dans chaque film. Ça peut t’avaler, ce métier-là », constate-t-elle. Ce qui la frappe en pensant à cette époque pas si lointaine, c’est la technologie – ou plutôt son absence. «Les réseaux sociaux ont pris tellement de place dans les dix dernières années. Le texte de Nuit #1 a beaucoup vieilli [avec l’arrivée des téléphones intelligents]», se désole-t-elle. Elle remarque un contraste énorme entre les années 1990 et aujourd’hui après avoir vu La déesse des mouches à feu d’Anaïs Barbeau-Lavalette, son plus récent coup de cœur québécois. « Dans [le film], quand ils voient leurs amis, ils les voient au chalet. Les années 90 sont vraiment loin », ajoute-t-elle en riant.
Est-elle inquiète de ce que l’avenir réserve au cinéma? « Je suis une grande angoissée en général, mais pas pour le futur des films, non », répond la scénariste-réalisatrice, faisant référence à sa grandissante anxiété reliée à la politique et au climat. « Tout le monde a besoin de se faire raconter des histoires », justifie-t-elle.
Malgré sa confiance en l’avenir, elle nourrit quelques craintes quant à la « façon Netflix » de faire les choses. Le géant de la distribution en ligne finance souvent des « objets de consommation » plutôt que des œuvres à part entière, selon elle. Et quand Netflix se décide à faire un film pour la postérité, il favorise les réalisateurs établis. « Personne ne va laisser Anne Émond, nobody de Montréal, réaliser un film Netflix », résume cette dernière, qui voit la situation comme une impasse pour les jeunes réalisateurs.
Une remarque à la fois, Anne Émond dévoile sa façon de toujours chercher la vision d’ensemble des choses, de trouver le fil rassembleur d’événements isolés qui racontent malgré tout une histoire plus grande. Insuffler cette perspicacité à un film, mais aussi y conserver une bonne dose d’humanité : là se trouve le vrai tour de force.
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